Courte rétrospective

Symposium annuel du droit de la vie privée et de l’accès à l’information de l'ABC

par Suzanne Legault, commissaire à l’information du Canada

Le 28 octobre 2016
Ottawa (Ontario)

(Le discours prononcé fait foi)


Merci John pour cette belle présentation.

Bonjour à tous et à toutes.

C’est tout un plaisir et un privilège d’être ici pour donner le coup d’envoi à votre symposium 2016 du droit de la vie privée et de l’accès à l’information.

Je suis au Commissariat à l’information du Canada depuis 10 ans. Pendant tout ce temps, mon équipe et moi avons réalisé plus de 10 000 enquêtes. Puisque je termine mon premier marathon en tant que commissaire à l’information du Canada, j’ai cru bon d’utiliser mon sprint de 10 minutes pour vous soumettre 10 idées. Dix idées inspirées du passé, du présent et de l’avenir.

Numéro 1 : Le droit d’accès à l’information est un pilier de notre démocratie

Au Canada, l’accès à l’information est reconnu comme un droit quasi constitutionnel. La Cour suprême du Canada a établi que notre droit d’accès à l’information dérive du droit à la liberté d’expression que protège l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, « lorsqu’il constitue une condition qui doit nécessairement être réalisée pour qu’il soit possible de s’exprimer de manière significative sur le fonctionnement du gouvernement » (Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers' Association, 2010 CSC 23). Cet alinéa de la Charte protège aussi notre liberté de pensée, de croyance et d’opinion.

C’est toujours contre cette toile de fond que nous devons évaluer, analyser, exercer et protéger notre droit d’accès à l’information publique et le rendement du gouvernement au moment d’administrer ce droit.

Au Commissariat à l’information du Canada, notre travail consiste à protéger le droit d’accès à l’information.

Ce faisant, au fil des années, nous avons fait la lumière sur la situation des détenus afghans, les revendications territoriales des Autochtones, les stratagèmes d’évasion fiscale, la vie de René Lévesque, la vie de Norman Bethune, les approvisionnements au sein du gouvernement, la tragédie de Lac-Mégantic et bien d’autres dossiers encore.

Numéro 2 : Un accès retardé est un accès refusé

Voilà une phrase que vous avez tous maintes fois entendue, malheureusement. En 2002, les Canadiens recevaient une réponse à leurs demandes d’accès à l’information en l’espace de 30 jours dans 69 % des cas. En 2011, cette proportion était tombée à 55 %. Comme vous le savez, le Commissariat a réalisé une série d’examens systémiques sur les retards dans le traitement des demandes. Toutes les recommandations que nous avons faites aux diverses institutions ont été acceptées.

Nous avons aussi demandé à la Cour fédérale de rendre une décision, selon laquelle une prorogation de délai de 1 100 jours est déraisonnable et, par conséquent, équivaut à un refus d’accès. Comme vous vous en souviendrez peut-être, nous avons perdu cette cause en première instance (Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Défense nationale), 2014 CF 205), et avons dû nous tourner vers la Cour d’appel fédérale. L’an dernier, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’une prorogation déraisonnable équivaut à un refus d’accès (Commissaire à l’information du Canada c. Ministre de la Défense nationale, 2015 CAF 56). Je suis certaine que bien des gens vont se dire : « Mais, bien sûr, c’est une question de gros bon sens. » À vrai dire, ça n’a pas été l’interprétation logique de ces dispositions de prorogation au cours des 30 dernières années. Cette décision a modifié les critères de prorogation au sein de l’appareil fédéral. Depuis l’an dernier, le temps de réponse est revenu à des proportions de 65 %. Il est à souhaiter que ce chiffre continuera d’augmenter.

Numéro 3 : Ma citation favorite

« Il y a un peu de Lewis Carroll dans la position de ceux qui s’opposent à la commissaire à l’information :

Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins.

La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mots signifient tant de choses différentes.

La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître – c’est tout. »

Cette citation est tirée de la décision rendue par le juge Harrington par suite du premier renvoi à la Cour fédérale sur une question d’accès à l’information (Commissaire à l’information du Canada c. Procureur général du Canada, 2015 CF 405).

Dans cette affaire, le gouvernement soutenait essentiellement qu’un courriel n’était pas un dossier électronique. Cet argument juridique était extrêmement complexe! Ce n’est assurément pas une position qu’un étudiant en droit aimerait défendre au cours d’un exercice de plaidoirie!

Cette décision appelait le gouvernement fédéral à cesser de percevoir des frais pour la recherche et la préparation des dossiers électroniques. Au printemps dernier, il a publié une directive intérimaire, dans le but d’éliminer tous les frais autres que les 5 $ initialement exigés.

Numéro 4 : Contourner l’accès à l’information : laissez-moi compter les façons de faire

Il y a quelques jours, des reportages nous ont appris que le premier ministre de la Nouvelle-Écosse menait des activités gouvernementales par téléphone, afin de contourner l’accès à l’information.

Il y a quelques années, au gouvernement fédéral, les numéros d’identification personnels (NIP) de BlackBerry ont remplacé le téléphone. En 2013, nous avons découvert que 98 000 appareils BlackBerry étaient en circulation au sein du gouvernement. Les ministères se servaient abondamment des NIP. Même s’il était possible de conserver les messages instantanés envoyés par BlackBerry en activant une fonction du logiciel BlackBerry Enterprise Server, seulement deux des institutions que nous avons examinées avaient pris cette mesure, et une seule emmagasinait tous les types de messages instantanés. Dans les neuf autres institutions, il était pratiquement impossible de récupérer de tels messages détruits ou perdus, car ils n’étaient conservés dans aucun serveur central.

Nous avons fait plusieurs recommandations, notamment la désactivation de la messagerie instantanée sur tous les appareils sans fil du gouvernement, sauf dans certaines conditions. Le gouvernement de l’époque a rejeté cette recommandation, et les NIP sont toujours utilisés à l’échelle gouvernementale. Selon le gouvernement de l’époque, tous les dossiers associés aux NIP étaient éphémères de nature. J’ai récemment appris que les NIP seraient remplacés par une autre technologie, dont je ne connais pas encore les détails.

Numéro 5 : La tentation politique

Mes collègues de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et de l’Alberta ont mené leur lot d’enquêtes sur des formes d’ingérence politique dans le processus d’accès à l’information. En effet, il semble que la tentation soit forte.

En ce qui nous concerne, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada avait reçu une demande d’accès à de l’information contenue dans un rapport en quinze chapitres sur la gestion de l’actif. Les professionnels de l’accès avaient décidé que tout le rapport devait être divulgué. Après avoir pris cette décision, par contre, ils ont reçu un courriel d’un membre du personnel de la ministre demandant « de ne pas le divulguer ». Le rapport a été retiré de la salle du courrier. L’enquête a été suivie d’une autre enquête sur le traitement de huit demandes d’accès à l’information ou de consultation transmises à TPSGC. Plusieurs recommandations ont été soumises au Ministère, y compris le renvoi des dossiers à la GRC pour enquête.

Je crois que les attitudes ont changé au gouvernement fédéral grâce à ces enquêtes. Depuis, je n’ai été saisie d’aucune autre affaire semblable. Espérons que ça continue.

Numéro 6 : Nous sommes les protecteurs de nos valeurs

Mon collègue, le commissaire aux langues officielles, qualifie souvent les agents du Parlement de protecteurs de nos valeurs.

Vous vous souviendrez peut-être que la loi d’exécution du budget de mai 2015 comportait des dispositions visant à effacer rétroactivement l’application de la Loi sur l’accès à l’information. Elle a annulé toute responsabilité administrative, civile ou criminelle découlant de toute action, de toute personne, en vertu de la Loi, à partir du premier dépôt de la Loi sur l’abolition du registre des armes d’épaule au Parlement. À cette époque, nous avions transmis au procureur général du Canada des éléments de preuve d’une possible infraction à la Loi. La preuve faisait état de la destruction de documents du Registre, alors qu’une demande d’accès à l’information avait été présentée en bonne et due forme.

Nous avions publié un Rapport spécial au Parlement, déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale (Commissaire à l’information du Canada c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, T-785-15) et intenté une contestation constitutionnelle à la Cour supérieure de l’Ontario (Commissaire à l’information du Canada et Bill Clennett c. Procureur général du Canada et al., 15-64739). Entre-temps, la Cour fédérale a ordonné que la production des documents restants soit mise sous scellé et conservée à la Cour fédérale. La Police provinciale de l’Ontario n’a pas fait enquête parce que, selon ce qu’on nous a dit, il n’y avait plus d’infraction criminelle à enquêter.

Ces litiges sont en suspens. Des négociations avec le gouvernement actuel laissent entrevoir un règlement dans un proche avenir.

Le gouvernement de l’époque avait affirmé que cela ne faisait que colmater une brèche. J’ai signalé au comité parlementaire que cette mesure créait plutôt un trou noir. Ceux qui se rappellent le roman publié par George Orwell en 1984 ne pourront s’empêcher de faire une analogie avec le gouvernement fédéral de l’époque, qui tentait de faire passer cette histoire dans les trous de mémoire de la division des archives du ministère de la Vérité. Sauf que ce n’était pas une fiction sortie d’un monde utopique. C’était le Canada de 2015.

Je dis que nous protégeons nos valeurs parce que j’aurais tout simplement pu ne rien dire; notre enquête était confidentielle. Ç’aurait été facile, mais incorrect.

Numéro 7 : Réforme législative de la Loi sur l’accès à l’information : Passez à l’action

En mars 2015, j’ai déposé un rapport spécial dans lequel je faisais 85 recommandations en vue d’opérer une modernisation complète de la Loi sur l’accès à l’information.

En octobre 2015, un nouveau gouvernement fédéral, dont la plateforme était axée sur l’ouverture et la transparence, a été élu.

Peu après, le nouveau gouvernement a publié, pour la première fois à l’échelle fédérale, les lettres de mandat de tous les nouveaux ministres.

La ministre de la Justice et le président du Conseil du Trésor ont reçu des directives claires du premier ministre. Ils doivent revoir la Loi sur l’accès à l’information de sorte que son application vise aussi les cabinets des ministres, l’administration du Parlement et les tribunaux, et conférer au Commissariat le pouvoir d’émettre des ordonnances.

En mars 2016, le ministre Brison a annoncé que la réforme de la Loi se déroulerait en deux étapes. La première étape consisterait à déposer un projet de loi à l’hiver 2017 auprès du Parlement, conformément aux lettres de mandat, en y faisant quelques ajouts mineurs. La deuxième étape débuterait en 2018 et comporterait un examen plus complet.

Le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes a procédé à un examen complet de la Loi au printemps 2016, et il a produit son rapport en juin dernier. J’ai adressé des recommandations à ce comité parlementaire sur la première étape de la réforme, afin d’en optimiser la transparence. Voici ces recommandations :

  • imposer une obligation légale de documenter, assortie de sanctions adéquates en cas de non-respect;
  • régler les problèmes de retards en appliquant une série de recommandations visant à instaurer une certaine discipline au sein du système;
  • abroger toutes les exclusions et les remplacer par des exceptions, le cas échéant;
  • inclure à l’exception s’appliquant aux avis un critère relatif au risque vraisemblable de préjudice, et en restreindre la portée;
  • créer une exception obligatoire visant les documents confidentiels du Cabinet, lorsque la divulgation révélerait la teneur des délibérations du Cabinet, et en restreindre l’application;
  • inclure dans la Loi une disposition de primauté de l’intérêt du public.

Pour réussir la réforme de la Loi sur l’accès à l’information, nous devons aller au-delà de ce que le gouvernement a proposé à la première étape de cette réforme. Si les modifications apportées à la Loi se limitent à ce que le gouvernement a proposé jusqu’ici, nous ne serons pas en mesure d’exécuter le programme de transparence du gouvernement, lequel mise non seulement sur des données et de l’information ouvertes, mais aussi sur un dialogue ouvert.

Voilà qui m’amène au numéro 8.

Numéro 8 : Un gouvernement ouvert et transparent doit se doter d’une vision cohésive et intégrée qui met l’accent sur un changement de culture

De manière générale, l’approche du gouvernement ouvert exige une vision intégrée.

C’est dire que le gouvernement ouvert ne doit pas se résumer uniquement à des données ouvertes; il doit aussi reposer sur de l’information ouverte et un dialogue ouvert. De plus, il doit accorder une grande importance au changement de culture au sein du gouvernement, sans quoi les méthodes fructueuses n’arriveront pas à gagner tous les niveaux institutionnels.

En pratique, cela signifie que le gouvernement doit créer des dossiers réutilisables en ayant la divulgation à l’esprit.

Les politiques de communication devraient concorder avec la vision ouverte par défaut du gouvernement, et non seulement permettre, mais aussi encourager les échanges directs et officieux entre les fonctionnaires et les citoyens et journalistes.

Cela veut également dire que toute modification du cadre législatif doit s’harmoniser au programme de transparence du gouvernement du Canada.

Numéro 9 : L’avenir se décide maintenant

Environ une fois par mois, je rencontre mon directeur de la GI-TI. Cette semaine, il m’a informée que plusieurs ministères s’apprêtaient peut-être à adopter l’informatique en nuage et que les NIP de BlackBerry seront remplacés par une autre technologie.

Le même jour, en soirée, j’ai pris part à un séminaire organisé par le Comité canadien pour la liberté de la presse mondiale, en compagnie du ministre Brison et de Mary Francoli. Nous avons discuté des propositions en vue de réformer la Loi. Nous avons parlé de l’examen de la « première étape », puis de l’examen « en profondeur » de la deuxième étape, de la complexité des réformes et du besoin de pousser l’étude en 2018.

Depuis l’entrée en vigueur de la Loi, il y a eu 10 législatures. Au cours de la même période, la Loi sur l’accès à l’information a fait l’objet de 11 examens réalisés par des comités formés d’agents du Parlement ou du gouvernement, et 4 autres examens menés par le gouvernement ont porté sur l’administration de la Loi. Et c’est sans mentionner toutes les recommandations formulées par les divers commissaires au fil des ans. Les problèmes que nous nous proposons d’étudier sont reconnus depuis 30 ans.

Entre-temps, les enfants du millénaire ont franchi la trentaine. La nouvelle génération utilise des ordinateurs et des outils de communication avant même d’être en âge de fréquenter l’école. La rapidité des nouvelles technologies soulève de nouvelles difficultés au titre de l’application de nos lois sur l’accès à l’information. Nous devons presser le pas pour arriver à suivre le rythme.

Je suis maintenant rendue au numéro 10.

Numéro 10 : L’importance de la résilience

Nous devons continuer de viser l’excellence. D’une année à l’autre, notre diligence et notre résilience nous font progresser, et notre constante détermination portera ses fruits.

Nous observons d’importantes avancées depuis quelques mois, mais les réformes véritables n’ont pas encore été présentées au Parlement.

Le véritable test reste à venir.

Notre travail ne fait que commencer. Nous devons tenir nos gouvernements responsables et insister pour qu’ils protègent convenablement notre droit d’accès à l’information.

Les Canadiens veulent plus, et ils le méritent.

Conclusion

En terminant, j’aimerais faire une allégorie. Dans le calendrier de la Révolution française, tous les mois étaient divisés en trois semaines de dix jours. Les semaines étaient appelées décades.

Pour dire vrai, certaines semaines des 10 dernières années m’ont semblé des décades.

En même temps, la dernière décennie est passée en coup de vent. Cela s’explique en grande partie par le fait que j’ai eu l’extraordinaire privilège de travailler à une cause qui constitue un pilier essentiel à notre démocratie, en côtoyant des gens intelligents, perspicaces, dévoués, résilients et courageux, qui sont ici en grand nombre aujourd’hui.

J’ai la chance de compter un bon nombre de ces personnes parmi mes amis.

Merci.

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