Discours sur le projet de loi C-22

Comparution devant le Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes (SECU)

par Suzanne Legault, commissaire à l'information du Canada

Le 24 novembre 2016
Ottawa (Ontario)

(Le discours prononcé fait foi)


Introduction

Bonjour, honorables députés. Je vous remercie de m’avoir invité à comparaître devant vous pour discuter du projet de loi C-22. Je suis accompagnée de Nadine Gendron, conseillère juridique.

Je tiens tout d’abord à féliciter le gouvernement d’avoir déposé ce projet de loi visant à créer un organisme de surveillance parlementaire de nos organismes de sécurité nationale. La recommandation de créer ce genre de comité de surveillance date de nombreuses années. Et ce comité permettra, si son cadre juridique est adéquat, d’accroître la confiance du public envers nos organismes de sécurité nationale.

J’ai toutefois certaines préoccupations concernant ce projet de loi. Ces préoccupations sont fondées sur ma propre expérience en matière de surveillance en tant que commissaire à l’information du Canada.

Les commentaires que je formulerai aujourd’hui porteront tout d’abord sur la fonction d’examen du Comité et, deuxièmement, sur l’application de la Loi sur l’accès à l’information au Secrétariat nouvellement créé dont le mandat consistera à appuyer le Comité.

Fonction d’examen du Comité

En ce qui concerne la fonction d’examen du Comité, j’ai des préoccupations concernant les six points suivants :

  1. Le pouvoir permettant aux ministres d’écarter la fonction d’examen du Comité;
  2. La capacité du Comité à obtenir de l’information;
  3. Les échéanciers pour fournir l’information au Comité;
  4. La nature confidentielle des réunions du Comité;
  5. Les restrictions imposées à d’autres organismes de surveillance lorsqu’ils collaborent avec le Comité; et
  6. La nature définitive des décisions prises par les ministres.

1. Le pouvoir permettant aux ministres d’écarter la fonction d’examen du Comité

Le Comité sera investi d’un vaste mandat visant à examiner les questions liées à la sécurité nationale et au renseignement. Un vaste mandat est important, puisqu’il permettra au Comité d’effectuer ses enquêtes comme bon lui semble.

Toutefois, l’article 8(b) du projet de loi réduit la portée de ce mandat, car il prévoit qu’un ministre peut mettre fin à un examen lorsque celui-ci détermine qu’il porterait atteinte à la sécurité nationale.

Ce pouvoir sert essentiellement à transformer le vaste mandat du Comité en mirage. Il minera la bonne volonté et la confiance du public qui peuvent s’être développées envers le Comité et, par surcroît, les organismes de sécurité nationale qu’il supervise.

2. La capacité du Comité à obtenir de l’information

Mon prochain sujet de préoccupation concernant le projet de loi C-22 concerne les exclusions relatives au droit du Comité à obtenir de l’information. Elles figurent aux articles 14 et 16 du projet de loi.

À mon avis, fondé sur sept années d’expérience en tant que commissaire à l’information, les exclusions relatives à la surveillance compromettent la fonction d’examen.

En vertu de la Loi sur l’accès à l’information, sauf pour quelques exclusions, dans le cadre de mes enquêtes, j’ai accès à tous les documents, ce qui me permet d’examiner les décisions en matière de divulgation.

Les documents confidentiels du Cabinet sont l’exception majeure à mon pouvoir d’examen. Les documents confidentiels du Cabinet sont exclus de l’application de la Loi sur l’accès à l’information. Ainsi, lorsque je fais enquête au sujet d’une plainte relative à ces documents, je ne peux pas demander qu’ils soient fournis à mon bureau. Je ne peux pas déterminer de façon indépendante s’il s’agit réellement de documents confidentiels du Cabinet et, par conséquent, s’ils sont sujets au droit d’accès. Cela restreint véritablement ma capacité à surveiller de manière efficace cette exclusion.

Je mène toujours des enquêtes au sujet des plaintes relatives à des documents confidentiels du Cabinet au meilleur de mes capacités. En fait, en 2015-2016, j’ai été en mesure de conclure que 12 % des plaintes réglées au sujet de l’exclusion concernant des documents confidentiels du Cabinet étaient bien fondées, sans même être en mesure de voir les documents. Imaginez ce que je serais en mesure de conclure si je pouvais voir les documents.

En me fondant sur cette expérience, j’estime que le Comité aura de la difficulté à mener à bien son mandat s’il ne peut obtenir les documents pertinents.

Contrairement au Comité, j’ai le pouvoir, en tant que commissaire à l’information du Canada, d’examiner les documents relatifs à la sécurité nationale et au renseignement. En fait, il existe un écart considérable entre les documents que je peux consulter et ceux que le Comité sera en mesure de consulter. J’ai préparé un tableau énonçant ces différences.

Selon mon expérience relative à la consultation de ces documents, les organismes ont tendance à interpréter les exceptions de façon trop large.

Permettez-moi de vous présenter quelques exemples pour vous donner une idée de la façon dont les exceptions en matière de divulgation liées à la sécurité nationale et au renseignement peuvent être appliquées de façon trop large.

Dans mon premier exemple, on a demandé au CSTC de divulguer de l’information sous forme graphique sur son Programme de soutien à l’accès légal. Le demandeur voulait savoir de façon explicite combien de demandes de soutien technique et opérationnel le CSTC avait reçues de la part des organismes fédéraux d’application de la loi et de sécurité et s’il avait accepté ou rejeté ces demandes. Il a d’abord refusé de répondre à cette question en faisant valoir l’exception applicable à la défense nationale. Par la suite, j’ai été en mesure de convaincre le CSTC que la divulgation de totaux cumulatifs et d’information par catégorie ne porterait pas atteinte à la défense nationale.

Dans mon deuxième exemple, le SCRS a utilisé l’exception concernant l’information sur la sécurité nationale pour éviter de divulguer l’information relative à sa contribution dans le cadre d’une conférence qui a eu lieu à l’Université Laval et le budget annuel de son programme de liaison-recherche. Dans le cadre de mon enquête, j’ai constaté que la participation du SCRS à l’événement était connue publiquement; son logo figurait sur le programme de la conférence qui avait été publié sur Internet. J’ai également déterminé que le SCRS n’avait pas démontré que la divulgation de cette information porterait atteinte à la défense nationale. Le SCRS a accepté par la suite de divulguer le montant de sa contribution dans le cadre de la conférence, mais il a continué à refuser de divulguer les chiffres du budget consacré à son programme de liaison-recherche.

Ma dernière préoccupation liée aux exclusions énumérées aux articles14 et 16 est le fait qu’elles n’incluent aucune considération explicite de l’intérêt du public de fournir cette information au Comité. Le ministre devrait alors concilier l’intérêt public avec l’intérêt relatif à la sécurité nationale pour décider si l’information devrait être divulguée au Comité.

3. Les échéanciers pour fournir l’information au Comité

Ma troisième préoccupation concernant le projet de loi est liée à l’article 15(3) qui prévoit qu’une fois que le ministre concerné a reçu une demande d’information, il doit fournir l’information ou faire en sorte qu’elle soit fournie au Comité « en temps opportun ».

Un libellé similaire est utilisé dans la Loi sur l’accès à l’information, laquelle prévoit que les délais de réponse aux demandes d’accès à l’information peuvent être prorogés pour « une période que justifient les circonstances ».

J’ai estimé que ce libellé était vague et susceptible de donner lieu à des abus. Dans le contexte de l’accès à l’information, le délai fait souvent l’objet de plaintes de la part des demandeurs. Si le problème relatif à la rapidité de l’accès à l’information ne peut être résolu, les demandeurs et moi-même pouvons demander réparation à la Cour fédérale. Le projet de loi C-22 ne prévoit aucun mécanisme de résolution des différends.    

4. La nature confidentielle des réunions du Comité

Ma quatrième préoccupation concernant le projet de loi est liée à la nature confidentielle des réunions du Comité. L’article 18 prévoit que les réunions du Comité sont tenues à huis clos « lorsque des renseignements à l’égard desquels un ministère prend des mesures de protection y seront probablement révélés ou lorsque le président l’estime autrement nécessaire ».

Cela m’apparaît comme un seuil ambigu pour le Comité de tenir ses réunions à huis closet pourrait facilement faire en sorte que la presque totalité des réunions est tenue à huis clos. Cela n’augure rien de bon pour la transparence.

5. Les restrictions imposées à d’autres organismes de surveillance lorsqu’ils collaborent avec le Comité

Je veux maintenant discuter de l’article 22 du projet de loi. Il prévoit que les organismes de surveillance de la GRC, du SCRS et du CSTC peuvent fournir au Comité des renseignements qu’ils détiennent si ceux-ci sont liés à l’exercice de son mandat. En fait, ces organismes sont tenus de collaborer avec le Comité, conformément à l’article 9 du projet de loi.

Toutefois, cette obligation de collaborer et d’échanger des renseignements est affaiblie par l’article 22(2) du projet de loi. Cet article empêche les organismes de surveillance de divulguer au Comité les renseignements qui figurent dans les exclusions obligatoires énoncées à l’article 14. Elle empêche également les organismes de surveillance de communiquer les renseignements qu’un ministre a décidé de ne pas divulguer au Comité, conformément à l’article 16.

J’ai déjà exprimé mes préoccupations concernant les articles 14 et 16. À mon avis, l’article 22 accentue ces problèmes et empêchera les organismes de surveillance de collaborer de façon concrète avec le Comité.

6. La nature définitive des décisions prises par les ministres

Mon sixième sujet de préoccupation concernant ce projet de loi est la nature définitive des décisions prises par les ministres. L’article 31 du projet de loi interdit au Comité de demander le contrôle judiciaire d’une décision du ministre.

Je m’inquiète du fait que le pouvoir conféré au ministre en matière de décision définitive pourrait mener à des interprétations trop larges de la loi, ce qui favoriserait la non-divulgation de renseignements au Comité.

Application de la Loi sur l’accès à l’information à l’égard du Secrétariat

Je suis aussi préoccupée en ce qui concerne l’application de la Loi sur l’accès à l’information à l’endroit du Secrétariat du Comité. Le projet de loi C-22 propose d’étendre le champ d’application de la Loi au Secrétariat, dont la raison d’être est d’aider le Comité à s’acquitter de son mandat.

L’objectif de la Loi sur l’accès à l’information est d’octroyer un droit d’accès aux documents sous le contrôle des institutions fédérales, sous réserve d’exceptions précises et limitées. Assurer l’équilibre entre le droit d’accès à l’information et les demandes de protection de certains renseignements est la pierre d’assise du régime d’accès à l’information.

L’élargissement du champ d’application de la Loi sur l’accès à l’information pour y inclure le Secrétariat est un aspect positif du projet de loi C-22 qui garantit à la fois la transparence et la responsabilisation de cette organisation.

Or, à mon avis, une source de préoccupation demeure à savoir si les demandeurs d’accès à l’information réussiront réellement à obtenir de l’information auprès du Secrétariat. De fait, l’article 35 du projet de loi C-22 ajoute une exception à la Loi sur l’accès à l’information qui, à mon sens, laisse place à une interprétation beaucoup trop large, si bien que le Secrétariat ne serait transparent qu’en apparence seulement.

Plus précisément, le projet de loi propose de soustraire au droit d’accès à l’information les documents qui contiennent des renseignements qui ont été créés ou obtenus par le Secrétariat ou pour son compte dans le cadre du soutien qu’il apporte au Comité. Puisqu’il s’agit d’une exception obligatoire, chaque fois que l’exception s’applique, le Secrétariat serait légalement tenu de refuser accès.

Selon moi, l’étendue de cette exception pose trois problèmes.

Premièrement, l’exception proposée est de nature obligatoire. Les exceptions discrétionnaires sont préférables puisque qu’elles permettent de tenir compte de différents facteurs, notamment l’intérêt public dans la communication des renseignements.

Deuxièmement, cette exception s’applique à tout dossier contenant des renseignements protégés. Le libellé utilisé pour définir cette exception fait en sorte que sitôt que l’on constate qu’un dossier contient des renseignements protégés, ce dossier doit alors être protégé dans son intégralité. Cet article s’applique, même si ce n’est qu’une petite portion du dossier qui contient des renseignements nécessitant véritablement une protection. L’article aurait donc pour effet d’annuler l’obligation du Secrétariat de prélever et de divulguer le contenu non protégé d’un dossier.

Troisièmement, l’exception s’applique aux documents qui contiennent des renseignements qui ont été créés ou obtenus dans le cadre du soutien que le Secrétariat apporte au Comité dans l’exercice de son mandat. D’où la question de savoir ce que constitue exactement un « soutien au Comité dans l’exercice de son mandat ». Cela englobe-t-il le soutien de nature administrative, technologique ou financière?

À mon avis, le libellé de cette exception outrepasse ce qui est nécessaire pour la protection de la sécurité nationale.

Solutions

J’ai soulevé plusieurs points concernant le projet de loi C-22 qui, selon moi, empêcheront le Comité de mener à bien son mandat.

Heureusement, je crois également qu’il existe des solutions relativement simples pour régler ces préoccupations.

Tout d’abord, on devrait éliminer le pouvoir permettant aux ministres d’écarter la fonction d’examen du Comité.

En deuxième lieu, le Comité devrait avoir accès aux documents, sans restrictions. Cela est nécessaire pour que le Comité soit en mesure de remplir son mandat adéquatement.

Je ne recommande pas de donner au Comité un large accès à l’information relative à la sécurité nationale et au renseignement sans tenir compte des risques. Je suis pleinement consciente des risques que représente l’échange de renseignements pour la sécurité. Je ferais toutefois remarquer qu’à mon bureau, nous avons le droit d’examiner tous les documents classifiés, y compris les documents relatifs au renseignement d’origine électromagnétique. Pour tous les dossiers d’enquête, des mesures de sécurité sont mises en place afin de respecter les critères de classification de sécurité des documents. Depuis plus de 30 ans, le Commissariat compose avec ces documents et il n’y a jamais en d’infraction en matière de sécurité. À mon avis, des mesures de sécurité similaires pourraient être mises en place pour le Comité sur la sécurité nationale et le renseignement et pour son Secrétariat. Il est important de noter que donner de l’information au Comité n’équivaut pas à une divulgation de cette information au public.

Dans le cas où l’on jugerait nécessaire de restreindre l’accès du Comité aux renseignements, je recommanderais alors l’ajout d’une dérogation à des fins d’intérêt public. Ainsi, les ministres seront tenus de déterminer si la non-divulgation des renseignements au Comité est nécessaire et proportionnée à l’intérêt du public à avoir un comité qui révise ces renseignements, tout en gardant à l’esprit la fonction de responsabilisation qu’il exerce.

En troisième lieu, on devrait définir un nombre de jours précis pour fournir les renseignements au Comité. D’après mon expérience, un délai de trente jours est généralement suffisant. Une prolongation du délai devrait être possible, mais seulement avec l’autorisation du Comité.

En quatrième lieu, le projet de loi devrait clairement prévoir que les réunions du Comité sont tenues publiquement par défaut. Les réunions devraient être tenues uniquement à huis clos lorsqu’un seuil clairement établi est atteint. Par exemple, lorsque la divulgation des renseignements durant une réunion publique porterait « atteinte à la sécurité nationale », et seulement pendant la durée nécessaire.

En cinquième lieu, les autres organismes de surveillance qui collaborent et échangent des renseignements avec le Comité ne devraient faire l’objet d’aucune restriction.

En sixième lieu, les décisions prises par les ministres devraient pouvoir faire l’objet d’un examen par la Cour fédérale.

Parallèlement à cette recommandation, je recommanderais également que, dans le cas où l’on établirait la nécessité d’établir des exclusions relatives à l’accès aux renseignements pour le Comité, tout différend au sujet de l’application des exclusions puisse faire l’objet d’un examen judiciaire. Cela limiterait le nombre de revendications d’exclusions.

Enfin, l’exemption prévue en vertu de la Loi sur l’accès à l’information pour le Secrétariat devrait être discrétionnaire et axée sur la protection des renseignements qui sont uniquement assujettis à la fonction d’examen du Comité. Je recommande également que l’exemption vise uniquement à protéger les renseignements, et non pas « n’importe quel » document qui contient des renseignements protégés. Ainsi, cela permettrait un accès véritable au Commissariat.

Conclusion

Les évènements tels que la récente décision de la Cour fédérale concernant la conservation de métadonnées de Canadiens par le SCRS, la révélation selon laquelle la police provinciale du Québec espionne les journalistes et l'affaire Snowden, ont effrité la confiance du public envers les organismes de sécurité et de renseignement.

Le travail du Comité constituera un important pilier pour regagner cette confiance et améliorer le cadre de responsabilisation de nos organismes de sécurité nationale.

Toutefois, le Comité doit être en mesure d’exercer son mandat selon un cadre juridique adéquat pour assurer sa réussite. À l’heure actuelle, le projet de loi C-22 n’atteint pas un bon équilibre entre l’intérêt en matière de sécurité nationale, et la transparence et la responsabilisation. Dans sa forme actuelle, le Comité ne sera pas en mesure d’atteindre son objectif.

Pour terminer, je tiens à remercier le comité de m’avoir donné l’occasion d’exprimer mon point de vue sur le projet de loi C-22. Je me ferai maintenant un plaisir de répondre à vos questions.

Merci, Monsieur le Président.

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