Discours sur les recommandations du projet de loi C-58

Comparution devant le Comité permanent de l'accès à l'information, de la protection des renseignements personnels et de l'éthique (ETHI)

par Suzanne Legault, commissaire à l'information du Canada

Le 1er novembre 2017
Ottawa (Ontario)

(Le discours prononcé fait foi)


Présentation

Bonjour, honorables députés. Je vous remercie de m’avoir invitée à comparaître devant vous pour discuter du projet de loi C-58.

J’ai suivi vos travaux de près. J’ai examiné le témoignage des divers témoins et lu les mémoires que vous avez reçus durant votre étude. J’en ai tenu compte dans le cadre de mon témoignage d’aujourd’hui.

Comme vous le savez, des appels insistants de réforme de la Loi sur l’accès à l’information ont été lancés depuis son adoption. Depuis la création du Commissariat à l’information du Canada il y a plus de 30 ans, mes prédécesseurs et moi-même avons relevé de multiples faiblesses et lacunes dans la Loi.

En mars 2015, j’ai présenté un rapport spécial au Parlement, dans lequel je proposais une refonte en profondeur de la Loi sur l’accès à l’information. Les 85 recommandations formulées dans ce rapport visaient à régler les problèmes récurrents liés à l’accès à l’information et à créer une culture d’ouverture.
Dans le cadre de l’étude de la Loi menée par ce comité en 2016, j’ai ciblé les recommandations de mon rapport spécial auxquelles il faudrait donner suite en priorité pendant la première phase de la réforme du gouvernement.

Mes recommandations présentées dans le cadre de cette comparution sont encore les priorités que je recommanderais aujourd’hui pour moderniser la Loi. Il s’agit également des recommandations présentées par ce comité dans votre rapport final. Cela comprend :

  • Étendre la portée de la Loi aux bureaux du premier ministre et des ministres, et aux organismes administratifs qui soutiennent le Parlement et les tribunaux.
  • Légiférer une obligation de documenter le processus décisionnel du gouvernement.
  • Réduire les délais.
  • Encourager la divulgation de l’information du gouvernement, notamment en modifiant l’exception relative aux conseils et aux recommandations, ainsi que l’exclusion pour les documents confidentiels du Cabinet.
  • Renforcer les pouvoirs de surveillance du commissaire à l’information du Canada en légiférant un véritable modèle exécutoire, avec la certification des ordonnances comme si elles étaient délivrées par la Cour fédérale.
  • Finalement, un examen obligatoire de la Loi sur l’accès à l’information en 2018, et aux cinq ans par la suite.

Depuis, j’ai également recommandé aux ministres de la Justice et du Conseil du Trésor, dans une lettre datée du 8 décembre 2016, qu’une modification soit apportée lors de la première phase de la réforme afin d’établir une disposition claire qui protégerait la capacité qu’a la commissaire à l’information de prendre connaissance des documents au sujet desquels le privilège du secret professionnel des avocats est invoqué par des institutions fédérales. Cette recommandation fait suite à la décision de la Cour suprême du Canada Information and Privacy Commissioner of Alberta v. the Board of Governors of the University of Calgary.

Le projet de loi C-58 ne répond qu’à deux de ces sept recommandations prioritaires : l’examen obligatoire de la Loi tous les cinq ans et le privilège du secret professionnel des avocats.

Le 28 septembre 2017, dans le cadre de la Journée internationale du droit à l’information, j’ai déposé au Parlement un rapport intitulé Objectif transparence : La cible ratée, qui décrit mes réserves à l’égard du projet de loi C-58 ainsi que mes recommandations pour l’améliorer.

Je répondrai avec plaisir à vos questions sur ce rapport spécial, mais, pour l’instant, je concentrerai mes remarques sur certains éléments problématiques qui ont été soulevés pendant votre étude et qui n’avaient pas été abordés en détail dans mon rapport spécial.

1. Divulgation proactive et indépendance judiciaire

Le Comité a pris connaissance des observations d’un témoin qui représentait l’Association canadienne des juges des cours supérieures. Ce témoin était préoccupé par le fait que les dispositions concernant la divulgation proactive du projet de loi C-58 en ce qui concerne les juges, pourrait porter atteinte à l’indépendance judiciaire ou compromettre la sécurité des juges. Dans ses observations écrites, l’ABC a fait état de préoccupations semblables.

En 2015, quand j’ai déposé mon rapport intitulé Viser juste pour la transparence,qui suggérait des modifications visant à moderniser la Loi, j’ai recommandé d’étendre le champ d’application de la Loi aux organismes qui fournissent du soutien administratif aux tribunaux, et non aux juges eux-mêmes. J’ai reconnu le fait que l’indépendance judiciaire est une pierre angulaire de notre système judiciaire et que certains documents devraient être exclus du champ d’application de la Loi.

Le projet de loi C-58 propose de divulguer de façon proactive des renseignements individualisés concernant les faux frais ainsi que les frais de représentation, les indemnités de déplacement et les indemnités de conférence, y compris les noms des juges. De l’avis de l’Association, cette mesure pourrait mettre en danger l’indépendance des juges et compromettre leur sécurité.

Pour remédier à ces préoccupations, l’Association suggère que les renseignements sur les dépenses classées selon les catégories d’indemnités remboursables prévues par la Loi sur les juges soient publiés par tribunal.

À mon avis, cette recommandation est raisonnable et devrait être étudiée sérieusement par le Comité. À l’heure actuelle, les dépenses appartenant à ces catégories de renseignements ne sont pas mises à la disposition du public.

De plus, le Comité devrait examiner la recommandation de l’Association, selon laquelle la décision visant à déterminer si l’indépendance judiciaire serait atteinte par cette publication pourrait relever du juge en chef du tribunal concerné.

2. Renseignements personnels

L’exception applicable aux renseignements personnels

Selon les témoignages présentés au Comité et les questions posées par les membres de celui-ci, il est utile de préciser la façon dont cette exception est appliquée sous le régime de la Loi sur l’accès à l’information.

L’exception pour les renseignements personnels se trouve à l’article 19 de la Loi sur l’accès à l’information. Il s’agit d’une exception obligatoire.

La Loi prévoit que le responsable d’une institution fédérale est tenu de refuser la communication de documents demandée en vertu de la LAI qui contiennent des renseignements personnels.

L’expression « renseignements personnels » est définie à l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, lequel est incorporé à la LAI à l’article 19.

L’expression « renseignements personnels » désigne les renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment les renseignements relatifs à sa race, à sa religion, son adresse, ses empreintes digitales, etc.

L’article 19 de la LAI prévoit que la divulgation de renseignements personnels est autorisée dans les cas suivants :

  1. l’individu qu’ils concernent y consent;
  2. le public y a accès;
  3. la communication est conforme à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

De son côté, l’article 8 contient une liste de cas dans lesquels les renseignements personnels peuvent être divulgués.

En particulier, le sous-alinéa 8(2)m)(i) prévoit que les renseignements personnels peuvent être divulgués à toute autre fin lorsque le responsable de l’institution est d’avis que des raisons d’intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée.

Comme le prévoit le paragraphe 8(5) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le responsable d’une institution fédérale doit donner un préavis écrit de la communication des renseignements personnels en vertu de l’alinéa 8(2)m) au commissaire à la protection de la vie privée et la décision de mettre au courant l’individu concerné est laissée à l’appréciation du commissaire.

L’alinéa 8(2)m) a été invoqué à plus de 7 700 reprises par des institutions fédérales en 2015-2016. Ces décisions ont entraîné l’application des exigences de divulgation obligatoire par les institutions au commissaire à la protection de la vie privée.

Parmi les demandes d’accès présentées par des institutions fédérales en 2015-2016, l’exception applicable aux renseignements personnels a été invoquée par des représentants du gouvernement dans le cadre de plus de 28 000 d’entre elles, ce qui représente environ 39,3 % du nombre total de demandes. L’exception applicable aux renseignements personnels est l’exception la plus fréquemment invoquée par les institutions.

Ces décisions en matière de divulgation sont prises par des représentants du gouvernement au sein des institutions.

En ce qui concerne les plaintes adressées au Commissariat, cette exception a été mentionnée dans plus de 300 cas l’année dernière, ce qui équivaut à 52 % des plaintes reçues relativement à des exceptions. Il est également important de reconnaître que l’exception applicable aux renseignements personnels est presque toujours invoquée avec d’autres exceptions dans pratiquement toutes les plaintes. Toutefois, la plupart des problèmes liés aux dispositions relatives à l’exception applicable aux renseignements personnels sont réglés au tout début de nos enquêtes et sont rarement contestés.

En fait, sur les quelque 13 000 enquêtes que le Commissariat a effectuées jusqu’à maintenant depuis que je suis à la tête de l’organisme, j’ai formulé une recommandation officielle de communiquer des renseignements personnels dans sept cas.

De plus, pendant cette période, on a relevé 21 affaires devant les tribunaux dans lesquelles l’exception applicable aux renseignements personnels avait été invoquée en vertu de la LAI, dont 19 avaient été introduites par des tiers et deux, par le Commissariat.

Même si le commissaire à la protection de la vie privée peut intervenir dans ces litiges, l’actuel commissaire à la protection de la vie privée ne l’a jamais fait.

Le projet de loi C-58 intègre le commissaire à la protection de la vie privée au processus d’enquête du commissaire à l’information dans deux cas. Premièrement, si une institution avise le commissaire à la protection de la vie privée que le Commissariat à l’information a été saisi d’une plainte, le commissaire à l’information devra demander des observations au commissaire à la protection de la vie privée.

Les institutions se sentiront-elles obligées d’aviser le commissaire à la protection de la vie privée?

Dans l’affirmative, il existera une obligation juridique impérative de faire intervenir le commissaire à la protection de la vie privée dans l’enquête. Aucun délai n’est imparti pour ce processus.

Nous savons que cela touchera plus de 300 enquêtes chaque année, lesquelles portent non seulement sur des renseignements personnels, mais aussi sur de nombreux autres enjeux.

Deuxièmement, la commissaire à l’information peut consulter, à sa discrétion, lorsqu’elle entend rendre une ordonnance forçant la communication de renseignements personnels.

Dans ses observations, le commissaire à la protection de la vie privée propose d’étendre le rôle qu’il joue dans les enquêtes en matière d’accès à l’information davantage que ce que le fait le projet de loi C-58. Il recommande de rendre obligatoire de consulter le Commissariat à la protection de la vie privée quand la commissaire à l’information a l’intention de rendre une ordonnance ou de formuler une recommandation dans tous les cas qui mettent en cause la communication de renseignements personnels. Il recommande également que le commissaire à la protection de la vie privée soit en mesure d’intenter un recours en justice si la commissaire à l’information recommande de communiquer des renseignements personnels, en plus des cas où une ordonnance a été rendue.

Mon collègue fait valoir que cette participation du commissaire à la protection de la vie privée aux enquêtes de la commissaire à l’information est nécessaire, parce que le projet de loi C-58 modifie l’équilibre entre le droit d’accès et le droit à la vie privée. Il allègue que la commissaire à l’information est la championne d’un côté de cette équation et que le commissaire à la protection de la vie privée, en sa qualité de champion de la vie privée, doit intervenir pour faire en sorte que l’équilibre soit maintenu.

En toute déférence, je ne suis pas d’accord.

Le projet de loi C-58 ne modifie pas l’exception applicable aux renseignements personnels et ne change pas de manière importante la définition des renseignements personnels. Il conserve le critère de la divulgation dans l’intérêt public ainsi que l’obligation pour les institutions d’aviser le commissaire à la protection de la vie privée.

Il est vrai que la commissaire à l’information est la championne de la transparence. Toutefois, elle est d’abord et avant tout responsable d’une autorité de réglementation. À ce titre, elle réalise les enquêtes prévues par les dispositions législatives et doit appliquer la loi. La loi concernant cette exception n’a pas changé. Mes enquêtes tiennent compte des mêmes dispositions législatives. Les exceptions qui permettent la divulgation relèvent de la discrétion du responsable de l’institution. Notre travail d’enquête consiste à établir si le responsable de l’institution a exercé sa discrétion d’une manière raisonnable. La commissaire à l’information ne substitut pas son propre pouvoir discrétionnaire à celui du responsable de l’institution.

Comme je l’ai expliqué dans mon rapport spécial, étant donné que le projet de loi C-58 ne confère pas un réel pouvoir de rendre des ordonnances, la modification de l’équilibre qu’invoquent tant le gouvernement que le commissaire à la protection de la vie privée n’est pas imputable aux nouvelles dispositions du projet de loi C-58 et est au mieux entièrement spéculative.

À mon avis, toute obligation impérative de consulter le commissaire à la protection de la vie privée serait superflue et nuirait à l’efficacité des enquêtes sur les plaintes en matière d’accès à l’information. Qui plus est, elle influerait sur l’intégrité des enquêtes sous le régime de la LAI.

Cela pourrait se produire dans au moins deux situations.

En premier lieu, étant donné que le Commissariat à la protection de la vie privée est également assujetti à la Loi sur l’accès à l’information et qu’il peut donc faire l’objet de plaintes, une obligation impérative créerait un conflit d’intérêts.

Deuxièmement, il arrive couramment que les demandeurs désirent obtenir des renseignements à la fois en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et en application de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ils invoquent les deux lois pour optimiser la quantité de renseignements communiqués par les institutions fédérales. Si la commissaire à l’information était obligée de divulguer des renseignements concernant ses enquêtes au Commissariat à la protection de la vie privée, cela influerait directement sur l’intégrité desdites enquêtes sous le régime de la LAI.

En résumé, pour tous les motifs exposés ci-dessus, je ne recommande pas que le Commissaire à la protection de la vie privée participe aux enquêtes dans les affaires d’accès à l’information lorsque l’exception applicable aux renseignements personnels est en cause, compte tenu des mécanismes de protection qui existent déjà dans nos lois respectives. La recommandation formulée dans mon rapport devrait être mise en œuvre.

Toutefois, si le Comité juge nécessaire de faire participer le commissaire à la protection de la vie privée aux enquêtes de la commissaire à l’information, je recommande en premier lieu que la commissaire à l’information ait le pouvoir discrétionnaire de consulter le commissaire à la protection de la vie privée, comme le prévoit le nouvel article 36.2 du projet de loi C-58.

En deuxième lieu, qu’un avis soit donné au commissaire à la protection de la vie privée lorsque le rapport d’une enquête ordonne à l’institution de communiquer un document ou une partie d’un document que le responsable de l’institution refuse de divulguer en vertu du paragraphe 19(1) de la LAI. Essentiellement, je recommande de conserver le nouvel article 37(2). 

En dernier lieu, le paragraphe 41(4) du projet de loi C-58 pourrait être conservé afin de permettre au commissaire à la protection de la vie privée de s’adresser au tribunal pour faire réviser les ordonnances de la commissaire à l’information sous le régime de l’article 19 portant sur l’exception applicable aux renseignements personnels.

Conclusion

J’ai été ravie d’entendre, pendant le témoignage du ministre, que le gouvernement est enclin à entendre les propositions de modifications du comité sur le projet de loi C-58. Mon rapport contient 28 recommandations visant à améliorer le projet de loi C-58 et je vous encourage à en tenir compte dans l’examen de ce projet de loi.

Pour terminer, je tiens à remercier le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de m’avoir donné l’occasion de présenter mon point de vue sur le projet de loi C-58.

Je vous remercie, Monsieur le Président.

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