Bibliothèque et Archives Canada (Re), 2022 CI 06

Date : 2022-01-31
Numéro de dossier du Commissariat : 3214-00380
Numéro de dossier de l’institution : A-2013-00157/JFC

Sommaire

La partie plaignante allègue que Bibliothèque et Archives Canada (BAC) a erronément refusé de communiquer des renseignements, en vertu des paragraphes 15(1) (sécurité nationale) et 19(1) (renseignements personnels) de la Loi sur l’accès à l’information, en réponse à une demande d’accès. Cette dernière vise des renseignements se rapportant aux « Active Measures – The Soviet Bloc Practice of Deception, Disruption and Defamation » [mesures actives – la pratique du bloc soviétique en matière de tromperie, de perturbation et de diffamation].

La proportion de renseignements relatifs à l’objet de la demande qui sont déjà du domaine public mine les allégations selon lesquelles la communication des renseignements caviardés risquerait vraisemblablement d’entraîner un préjudice décrit au paragraphe 15(1).

Compte tenu de ce qui précède et en l’absence de toute justification de la part de BAC, la Commissaire à l’information a conclu que l’institution n’a pu démontrer que les renseignements qu’elle refuse de communiquer satisfont aux critères de l’exception.

La Commissaire a recommandé à BAC de communiquer tous les autres renseignements non divulgués. BAC a avisé la Commissaire qu’elle ne donnerait pas suite aux recommandations de cette dernière.

La plainte est fondée.

Plainte

[1]      La partie plaignante allègue que BAC a erronément refusé de communiquer des renseignements, en vertu des paragraphes 15(1) (sécurité nationale) et 19(1) (renseignements personnels) de la Loi, en réponse à une demande d’accès. Cette dernière vise des renseignements se rapportant aux « Active Measures – The Soviet Bloc Practice of Deception, Disruption and Defamation » [mesures actives – la pratique du bloc soviétique en matière de tromperie, de perturbation et de diffamation].

Enquête

[2]      Le document pertinent consiste en un document d’information du Service de sécurité de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), daté du 1er février 1979, qui a pour sujet les « Active Measures – The Soviet Bloc Practice of Deception, Disruption and Defamation ».

[3]      En réponse à la demande, BAC a refusé de communiquer le document pertinent dans son intégralité (33 pages).

[4]      Au cours de l’enquête, BAC a décidé de ne plus se fonder sur le paragraphe 19(1) pour refuser de communiquer les renseignements.

[5]      Après examen, le Commissariat à l’information a remis en question l’application du paragraphe 15(1) par BAC. Plus précisément, il a constaté que plusieurs publications existaient sur les mesures actives et a suggéré que le document soit examiné par un expert en la matière.

[6]      Le 4 décembre 2020, BAC a fait une communication supplémentaire, ce qui a permis de divulguer certains renseignements. Elle a toutefois maintenu son refus de divulguer les renseignements se trouvant aux pages 5, 9, 10, 14 ainsi que 16 à 27 du document pertinent en vertu du paragraphe 15(1) de la Loi.

Paragraphe 15(1) : sécurité nationale

[7]      Le paragraphe 15(1) permet aux institutions de refuser de communiquer des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement de nuire à la conduite des affaires internationales, à la défense ou à la sécurité nationale [par exemple, des renseignements relatifs aux tactiques militaires, aux capacités d’armement ou à la correspondance diplomatique, comme le prévoient les alinéas 15(1)a) à i)].

[8]      Pour invoquer cette exception, les institutions doivent démontrer ce qui suit :

  • la divulgation des renseignements pourrait nuire à l’un ou l’autre des éléments suivants :
  • la conduite des affaires internationales,
  • la défense du Canada ou de tout État avec lequel le Canada a conclu une alliance ou un traité, ou de tout État avec lequel le Canada est lié, au sens du paragraphe 15(2),
  • la détection, la prévention ou la répression d’activités subversives ou hostiles spécifiques, au sens du paragraphe 15(2);
  • il y a une attente raisonnable que ce préjudice puisse être causé; l’attente doit être bien au-delà d’une simple possibilité.

[9]      Lorsque ces critères sont satisfaits, les institutions doivent alors exercer raisonnablement leur pouvoir discrétionnaire pour décider de communiquer ou non les renseignements.

L’information satisfait-elle aux critères de l’exception?

[10]    BAC n’a pas mentionné le fondement du préjudice se rapportant à la sécurité nationale, qu’il s’agisse de la conduite des affaires internationales, de la défense du Canada ou de la détection, de la prévention ou de la répression d’activités hostiles. Elle n’a pas non plus fourni d’observations sur le préjudice qui pourrait découler de la divulgation des renseignements non communiqués.

[11]    Le 8 octobre 2021, BAC a confirmé qu’elle n’avait aucune autre observation à présenter dans ce dossier.

[12]    Les mesures actives soviétiques ont fait l’objet d’un débat public dans les années 1980, et de nombreux renseignements provenaient de transfuges du bloc soviétique.

[13]    Par exemple, Ladislav Bittman a écrit un livre sur les mesures actives, The KGB and Soviet Disinformation, qu’il a publié en 1985. M. Bittman est en fait considéré comme étant le « père » des études sur la désinformation. M. Bittman était un officier du renseignement tchèque qui a fui vers les États-Unis, où il a donné un cours sur les mesures actives à l’Université de Boston pendant plusieurs décennies.

[14]    Dans son article « Review of Bittman Book », International Journal of Intelligence and Counterintelligence 1(2), p. 137 à 179, P. Unsinger cite plusieurs passages pertinents extraits directement des textes de M. Bittman. Par exemple :

[traduction]

L’objectif global de la désinformation n’est pas seulement de tromper, mais de causer des dommages à la cible. La victime de la désinformation doit être amenée à s’infliger un préjudice, directement ou indirectement, soit en agissant contre ses propres intérêts sur la base d’informations fallacieuses, soit en restant passive alors qu’il faudrait agir.

[15]    M. Bittman se demande ce qui rend l’information crédible si la source est anonyme ou peu fiable. Voici sa réponse :

[traduction] 

En général, la désinformation sert clairement les besoins du destinataire, en jouant sur ses préjugés et sa partialité. Dans les pays en développement, par exemple, la désinformation est axée sur les stéréotypes et les préjugés existants à l’encontre des pays occidentaux […]

La désinformation est une sorte de jeu dans lequel les participants jouent l’un des trois rôles suivants : opérateur, adversaire ou agent involontaire. L’adversaire peut être un État étranger, ses autorités dirigeantes, voire des citoyens de l’État. L’agent involontaire est un joueur de renom qui n’est pas conscient de son rôle et qui est exploité par l’opérateur pour attaquer l’adversaire.

[16]    De même, dans son livre sur la désinformation, New Lies for Old (1984), Anatoly Golitsyn a écrit ce qui suit :

[traduction]

La décision de principe de revenir à l’utilisation à grande échelle de la désinformation stratégique, prise en 1957, a déclenché une vague de recherches sur les précédents et les techniques. Par exemple, le comité central a réclamé des publications secrètes […] et en particulier un guide de formation secret réservé à un usage interne et rédigé par un officier du GRU, Popov […] et un autre guide rédigé par le colonel Raina du KGB, intitulé On the Use of Agents of Influence (6).

6. Le compte rendu de la désinformation, fait par l’auteur, repose sur les articles de Chélépine dans le magazine secret du KGB Chekist, sur le guide de Popov et sur les conversations de l’auteur avec Grigerenko, Sitnikov […] (page 41)

Lorsque Chélépine a créé le nouveau service de désinformation, le Service D, en janvier 1959, il a veillé à ce que son travail soit coordonné avec les autres services de désinformation de la machine du parti et du gouvernement, c’est-à-dire le comité central, le comité de l’information, le service de désinformation du Service de renseignement militaire soviétique et les deux nouveaux services de « méthodes activistes » du KGB […] (pages 50 et 51)

[17]    Les informations sur l’évolution des agences de renseignement soviétiques font également l’objet de publications. Par exemple, Amy W. Knight, une employée de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, a publié en 1990 un livre intitulé The KGB: Police and Politics in the Soviet Union. Un autre exemple de cet écrit est un rapport public du Service canadien du renseignement de sécurité, Succeeding the KGB, paru dans la série Commentary au début des années 1990.

[18]    La proportion de renseignements relatifs à l’objet de la demande qui sont déjà du domaine public mine les allégations selon lesquelles la communication des renseignements caviardés risquerait vraisemblablement d’entraîner un préjudice décrit au paragraphe 15(1).

[19]    Compte tenu de ce qui précède et en l’absence de toute justification de la part de BAC, je conclus que cette dernière n’a pu démontrer que les renseignements qu’elle refuse de communiquer satisfont aux critères de l’exception.

L’institution a-t-elle exercé raisonnablement son pouvoir discrétionnaire quant à sa décision de communiquer ou non l’information?

[20]    L’enquête a permis de conclure que BAC n’a pas satisfait au critère de préjudice. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire par BAC.

Résultat

[21]    La plainte est fondée.

Recommandations

Je recommande au ministre du Patrimoine canadien ce qui suit :

1. Communiquer les documents pertinents dans leur intégralité au plus tard 10 jours ouvrables suivant la réception du compte rendu par le ministre.

2. Envoyer une copie de la lettre de réponse au Greffe du Commissariat à l’information par courriel (Greffe‐Registry@oic‐ci.gc.ca).

Le 16 novembre 2021, j’ai transmis au ministre du Patrimoine canadien mon rapport dans lequel je présentais mes recommandations.

Le 16 décembre 2021, le ministre du Patrimoine canadien m’a avisée qu’il ne donnerait pas suite aux recommandations que j’avais prévues parce que BAC s’oppose au fait que les documents ne représentent pas de risque en vertu du paragraphe 15(1). 

Enfin, ce dossier illustre bien la nécessité d’un programme de déclassification au sein de notre gouvernement. En réponse à cette demande d’accès, BAC a refusé de communiquer les documents dans leur intégralité, sans fournir d’observations sur le préjudice qui pourrait découler de la divulgation. Après avoir pris connaissance de l’examen approfondi qu’a effectué le Commissariat à l’égard de la littérature et des documents publics en la matière, BAC a communiqué une quantité importante de renseignements, des années après la présentation de la demande d’accès.

En plus de contribuer de façon générale à un gouvernement ouvert, à la transparence et à la responsabilisation, la déclassification et la diffusion de documents historiques importants sur la sécurité nationale et le renseignement au Canada profitent au public. Un système de déclassification adéquat, fondé sur des examens réguliers et un consensus d’experts, permettrait aux chercheurs et à d’autres intervenants d’accéder plus rapidement aux documents qui ne sont plus sensibles pour la sécurité nationale, par d’autres mécanismes que la Loi.

L’article 41 de la Loi confère à la partie plaignante qui reçoit le présent compte rendu le droit d’exercer un recours en révision devant la Cour fédérale. La partie plaignante doit exercer ce recours en révision dans un délai de 35 jours ouvrables après la date du compte rendu et doit signifier une copie de sa demande de révision aux parties intéressées, conformément à l’article 43.

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